Michaëlle Jean: « Nous appuyons l’emploi des femmes »

The general secretary of the International Organization of Francophonie (IOF), Canadian Michaelle Jean, leaves the presidential Elysee Palace, on February, 18, 2015 in Paris. PHOTO AFP / PATRICK KOVARIK / PHOTO AFP / PATRICK KOVARIK

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 La Francophonie est présente sur toute la planète, croisant d’autres espaces économiques ou politiques, rappelle Michaëlle Jean, sa secrétaire générale. Elle veut créer des synergies nouvelles pour répondre aux défis du monde en termes de sécurité, d’emploi, de développement durable.

Entretien avec Hichem Ben Yaïche

En un an d’exercice à la tête de la Francophonie, avez-vous eu le temps de faire le tour du propriétaire ?

D’abord, par la force des choses et des enjeux qui se présentent… L’organisation vit sous la pression de toutes les urgences du monde. J’ai pris mes fonctions le 5 janvier 2015. Le 7 janvier, nous avons vécu les attentats de Paris contre Charlie Hebdo puis contre l’Hyper « kasher »… J’arrivais du Canada deux mois et demi plus tôt. On avait aussi essuyé un incident des plus préoccupants : un assaillant était entré dans l’enceinte même du parlement canadien. Nous vivons dans un monde où la question de la sécurité est au cœur des préoccupations. Nous sortons de la crise au Burkina Faso, marquée par l’attaque contre l’hôtel Splendid et le restaurant Capuccino. Quelques semaines auparavant, c’était aussi Bamako où une de mes équipes était sur place. Nous avions 11 personnes au Radisson Blu, une délégation de la Francophonie qui attendait mon arrivée le lendemain. Cela a quand même été un choc terrible pour nous : un expert a été tué. Tout l’espace francophone est frappé par la menace terroriste ! Faire l’état des lieux, c’est aussi voir comment porter une stratégie économique, une stratégie jeunesse, une stratégie numérique, continuer également tout le travail d’accompagnement des processus électoraux dans les pays. Douze pays africains faisant partie de la Francophonie vont entrer en processus électoral. Nous sommes là pour nous assurer que les scrutins se déroulent dans un climat apaisé ; pour nous assurer aussi que les instruments utilisés, comme la liste électorale, sont fiables : qu’un pays puisse se sortir de cet exercice avec une élection bien menée, des résultats fiables. Pour nous, la réussite de ce processus devient une carte de visite essentielle. Elle veut dire que la démocratie est bien portante.

Pourtant, la Francophonie a besoin de se rénover, d’aller vers une plus grande clarification de son horizon et d’avoir un visage humain. Elle est très souvent perçue sous sa seule dimension institutionnelle:

C’est la différence entre la perception et la réalité ! La perception que vous décrivez existe. Je l’entends : les journalistes viennent souvent vers moi en me demandant : qu’est-ce que la Francophonie ? Ils ont une totale ignorance de ce que fait cette institution ! La réalité, c’est que nous avons une forte expertise dans plusieurs domaines ; cette expertise est très demandée ! Depuis mon arrivée, je n’ai cessé de renforcer les partenariats avec les Nations unies et les agences onusiennes. Ban Ki-moon me dit que l’OIF est un partenaire incontournable. Nous sommes, là, sur des situations de tension : maintien de la paix, sortie de crises, accompagnement de processus électoraux… Nous ne cessons de travailler sans relâche sur ces questions, aux enjeux considérables ! Nous sommes présents aussi en matière d’éducation. Nous intervenons dans le renforcement des programmes pour les pays, afin de nous assurer de l’amélioration des compétences… Nous menons tout un travail pour le respect des droits et des libertés. Nous sommes aussi dans une stratégie économique pour appuyer la croissance des pays, en soutenant l’entrepreneuriat des jeunes, des femmes, les PME, etc. Faire en sorte – c’est un programme que j’ai lancé dès l’année dernière – qu’un déploiement d’incubateurs et d’accélérateurs d’entreprises puisse apporter une réponse claire à l’urgence de la création d’emplois.

Nous allons en revenir à la dimension économique, mais quelles sont vos priorités dans les chantiers ? Peut-on dégager un axe majeur ?

Ma priorité est aussi fonction de la « feuille de route » qui m’est confiée, comme secrétaire générale, par les chefs d’État et de gouvernements. En continuant, cependant, à agir dans les champs d’action de l’OIF. Cette « feuille de route » dont j’ai hérité, quelle est-elle ? Elle consiste, par exemple, à mettre en œuvre la stratégie économique pour la Francophonie. C’est-à-dire faire en sorte que cet immense espace de potentialités, de possibilités, sur le plan économique – des échanges commerciaux, des partenariats, des liens entre nous, des transferts de connaissances – puisse être activé, en créant des synergies nouvelles dans l’espace francophone sur le plan économique.

Avec la mondialisation, la Francophonie économique a-t-elle un sens ?

Bien sûr, elle a toujours un sens ; notre intention est même de la fortifier davantage ! C’est-à-dire d’engager davantage de possibilités pour plus de partenariats et d’échanges, ainsi qu’un renforcement des liens et une meilleure intégration des économies régionales ; une meilleure connaissance des marchés ; voir aussi ce que nous pouvons mettre en commun pour favoriser les investissements. Bien sûr, on ne peut pas sous-estimer les conditions essentielles pour réussir. Celles-ci s’ordonnent notamment autour de la stabilité politique, du renforcement des institutions, de sécurité… Regardez le contexte actuel : vous parlez à une secrétaire générale qui se doit d’avoir une organisation qui soit vraiment dans toute sa pertinence, dans une capacité réactive importante, face à tous ces enjeux. Car tout est dans tout ! La radicalisation des jeunes devient également une préoccupation pour nous. Réussir la stratégie économique, c’est nous assurer qu’il y ait plus de stabilité, plus de sécurité, mais c’est aussi faire en sorte aussi que cette stratégie soit très inclusive des forces vives dans les pays. C’est-à-dire la jeunesse, les femmes… C’est l’engagement pris à Dakar. Dès lors que vous appuyez la capacité de croissance des pays, l’employabilité des jeunes… par la formation, par le soutien aux PME dans des filières créatrices d’emplois, vous devenez un facteur de stabilité et un frein aux organisations criminelles qui trouvent un terreau fertile dans la précarité.

Justement, la jeunesse est une force qui va être un défi pour les États et pour les gouvernements. Quelle est la singularité de votre démarche ?

Le thème du 15e sommet de la Francophonie insistait sur l’importance de miser davantage et de manière inclusive sur ces forces vives que représentent les femmes et les jeunes. Comme des vecteurs de paix, mais aussi comme des acteurs de développement. Nos pays sont en grande majorité des pays de jeunesse. Dans nombre d’entre eux, plus de la moitié de la population a moins de 25 ans. On peut dire, sans doute, que cette situation fait peser un risque. Beaucoup de chefs d’État et de gouvernement disent : « On a le sentiment que s’il ne se passe pas quelque chose, si on n’apporte pas plus d’opportunités pour ces jeunes, et si on ne canalise pas cette énergie, ce sera une poudrière ! » Nous le savons, tous les pays le savent, quel que soit leur niveau de développement. Ainsi, dans le premier programme de stratégie économique de l’OIF – mais ça n’est qu’un exemple – nous avons trouvé essentiel d’appuyer la création d’emplois, la formation des jeunes, mais aussi celle des femmes. Celles-ci sont trop cantonnées dans cet espace de l’économie informelle, qui demande à être formalisé davantage. Toutes ces PME, tous ces espaces de production, où les femmes sont très présentes, doivent être davantage soutenus et accompagnés, mais de façon structurante. Quand je dis « structurante », c’est par exemple sur des labels de qualité, des standards de production correspondant aux exigences des marchés. Dans le même temps, nous ne pouvons pas baisser les bras dans tous nos autres champs d’action : stabilité politique, renforcement des institutions, éducation, formation, sensibilisation… On voit la Francophonie avancer dans des espaces où on ne l’attendait pas. Toutes les crises nous concernent. La crise sécuritaire avec le terrorisme, mais aussi la crise migratoire : elle nous concerne également, car nous sommes un espace où l’on trouve à la fois des pays de départ, de transit ou d’accueil. Sur ces questions-là, aussi, nous avons pris position, car, là aussi, la stratégie économique compte. La première phase de notre appui à l’entrepreneuriat des jeunes et des femmes, nous la mettons en œuvre dans les pays d’Afrique subsaharienne qui sont frappés par ces exodes, et qui se retrouvent exsangues, dépourvus de leurs forces vives. Il est important de jouer notre rôle et d’agir à la source même du problème par une stratégie économique qui mise sur la création d’emplois… Il faut leur donner des raisons d’espérer et de pouvoir aussi trouver une perspective d’avenir chez eux !

Très souvent, ces questions relèvent des politiques des États. Quelle est votre méthode, au sein de cet univers très complexe, où très souvent, les politiques des États viennent interférer dans votre espace ?

Concrètement, nous tenons une conférence ministérielle au sein de laquelle les chefs d’État et de gouvernements avancent sur les priorités, qui constituent aussi les objectifs à atteindre par cette « feuille de route » qui nous est confiée. Nous sommes un espace de 80 pays. Dans cette instance, des décisions importantes sont prises. Le dialogue est constant avec les décideurs politiques. On vient vers nous pour nous demander d’accompagner les capacités des États dans le renforcement de leurs institutions. D’où l’appel constant – alors que les pays entrent en processus électoral – que l’OIF soit très présente. On mobilise la classe politique, et on travaille avec les médias, la société civile. Ce rôle d’apaisement, qui est la condition essentielle du dialogue, nous le prenons très au sérieux. Nous le jouons avec toute l’expertise qui est la nôtre, en synergie avec d’autres organisations internationales comme l’Union européenne, l’ONU et des organisations régionales, comme la Cedeao pour l’Afrique de l’Ouest, l’Union africaine, etc. Nous mettons nos forces en commun : la conférence ministérielle rassemble tous les ministres des Affaires étrangères de nos pays ; il nous est arrivé aussi de réunir les ministres de la Justice. Notre institution se doit d’être facilitatrice, elle doit accompagner par une action concrète et un ensemble d’expertises. Nous avons un vaste réseau institutionnel ainsi qu’un réseau d’experts. Je vous donne un autre exemple : sur les opérations de maintien de la paix, nous sommes en étroite collaboration avec l’ONU qui fait appel à l’OIF pour rassembler des experts francophones : en médiation, avec Francopôle aussi, pour la sécurité. Pour rassembler des militaires expérimentés, mais francophones… D’autre part, la Francophonie, c’est un certain nombre d’opérateurs. Certes, il y a l’OIF, mais aussi l’Agence universitaire de la Francophonie qui rassemble plus de 821 universités ! Nous avons aussi TV5Monde. Nous rassemblons les maires francophones au sein de l’Association internationale des maires francophones. Idem pour les parlementaires, avec l’Assemblée parlementaire de la Francophonie. Vous voyez, dans tout cela, il y a aussi un travail étroit de coopération entre les différents champs d’expertise. C’est ainsi que nous avançons. Nous ne ressentons pas que des États viennent entraver notre travail. Bien sûr, il arrive que des États soient en crise et, dans ce cas de figure, nous les accompagnons, mais sur la base de nos principes et des valeurs que nous défendons.

Quelle est la place de la prospective pour donner plus de visibilité et de lisibilité aux défis que vous affrontez au quotidien?

La prospective, elle nous vient aussi de la richesse de notre espace. C’est-à-dire que nous sommes sur les cinq continents. Et 80 pays, c’est autant de possibilités, de connaissances, d’informations, de renseignements, d’analyses rassemblées, que nous mettons en commun. Je dirais que la lecture que nous faisons des enjeux et des urgences dans le monde est très juste. Nous pouvons témoigner de l’état du monde. Car nous avons à la fois des pôles du côté de l’Asie, de l’océan Indien, de l’Afrique… Nous avons 17 pays européens qui sont membres de l’UE, et d’autres qui n’en font pas partie. Nous sommes aussi dans les Amériques. Nous sommes partout ! Par conséquent, la Francophonie peut tous les jours témoigner des défis qu’elle relève. Lorsqu’il s’est agi, par exemple, de réfléchir sur le réchauffement climatique : après le rendez-vous de Paris, nous préparons la COP22 de Marrakech. Avec notre Institut de la Francophonie pour le développement durable, nous possédons une expertise solide. Car depuis le Sommet de la Terre, dans les années 1990, nous avons été présents pour former les négociateurs. C’était formidable de voir nos négociateurs francophones à l’œuvre ! Nous nous assurons que les pays francophones ont voix au chapitre, qu’ils puissent témoigner de leurs perspectives, de leurs enjeux, des réalités, de leurs constats… Nous sommes un espace de solutions. Nous venons d’inaugurer l’Institut de la Francophonie pour la formation et l’éducation, qui rassemble toutes les compétences dans ces deux domaines. Pourquoi ? Pour aider les pays qui veulent rehausser leurs programmes, leurs champs de compétences, les qualifications dans leurs pays à bâtir des CV beaucoup plus solides.

L’Afrique est la matrice nourricière de cette Francophonie. Mais celle-ci est parfois perçue en Afrique, comme un  « instrument du néocolonialisme » Qu’en pensez-vous ?

L’insistance de ces questions m’oblige à rectifier le tir… L’OIF aujourd’hui – l’espace de la Francophonie – n’est pas du tout dans cet état d’esprit néocolonial. Dans les discussions que j’ai avec les chefs d’État africains, nous ne sommes pas du tout dans cette dynamique. Il peut y avoir des relents de ceci ou cela, mais la Francophonie, c’est justement le désir de ne pas être dans cette vision des choses. Elle est même née de cette nécessité de repenser nos liens. Cela a été une idée de génie de se dire : « Et si on ouvrait un espace sortant des rapports coloniaux pour entrer dans des rapports de réciprocité, de solidarité, de mise en commun, d’alliance, autour d’un humanisme intégral et de valeurs auxquelles nous croyons. » Je vous citerai tout le travail que nous faisons, par exemple, pour soutenir la démocratisation des pays, pour l’avancement des valeurs démocratiques, pour le respect des droits et des libertés, pour le renforcement des institutions… Cela n’a rien de néocolonial ! C’est un rassemblement de pays, d’États et de gouvernements qui se parlent!

La bataille du développement est au centre de votre action, aussi?

Assurément ! Parce que vous ne pouvez pas penser stabilité sans développement. Vous ne pouvez pas penser sécurité sans développement. Parfois, désamorcer ce travail de destruction qui est mené par des organisations criminelles et des organisations de radicalisation, cela passe aussi par l’employabilité, par le développement. À tous ces jeunes qui sont approchés par ces organisations qui veulent les embrigader, nous devons donner des raisons et la possibilité de dire : « Non merci. » La bataille du développement, c’est donner des reins solides à des pays sur le plan de la croissance, et c’est aussi une chape de protection. Quand je dis que « tout est dans tout », je comprends également la culture.

La Francophonie a-t-elle les moyens financiers de ses ambitions ?

Vous posez, là, la question du nerf de la guerre… Il est clair que nous manquons de moyens ! D’où aussi la nécessité d’aller frapper à toutes les portes. En ce qui concerne par exemple la Francophonie économique, le dialogue étroit que nous engageons avec les institutions financières pour mener à bien un certain nombre de programmes est essentiel. Avec la Banque mondiale, avec la Banque africaine de développement… Je me réjouis de voir que de plus en plus de pays, dans l’espace francophone, répondent par des contributions exceptionnelles, des contributions volontaires, pour appuyer ces programmes que nous mettons œuvre, qui viennent s’ajouter à leur contribution statutaire. Et ce ne sont pas que les pays les plus fortunés ! Ce sont aussi des pays africains qui veulent sortir des logiques d’assistanat, et disent : « Voilà, nous misons sur ce programme d’appui au développement, à la croissance, à la création d’emplois, à la formation des jeunes, à l’appui aux PME. Et pas seulement pour nous-mêmes ! » Le Sénégal a consenti, à cet égard, une contribution exceptionnelle ! Et il n’est pas le seul : le Gabon, le Cameroun, et d’autres, également. Et pas forcément pour des programmes qui s’appliquent chez eux, mais sur un programme qui aura un impact à la fois sous-régional et régional. Ils ont une véritable vision d’intégration pour la réussite de ce programme qui, très clairement, va impulser des synergies nouvelles et des mises en commun plus fortes. Et ça, c’est assez formidable.

 

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